CA Paris, pôle 5, ch.1, 30 mars 2022 #contrefaçon #dessinsetmodeles #droitsdauteur #artsdecoratifs #originalité #nouveauté #caractère propre
A l’heure où les travaux de ma salle de bain s’achèvent, et où je me régale de mes nouveaux carreaux de ciment, un arrêt récent de la Cour d’appel de Paris me permet de relier vie pro et vie perso, et de constater encore une fois que la propriété intellectuelle est partout !
Une décision qui offre surtout la possibilité de refaire un point :
sur la possibilité de cumuler, en matière de création de design et d'arts décoratifs, la protection par le droit d’auteur et par le droit des dessins et modèles,
et sur le déroulé d'une procédure en contrefaçon.
LES FAITS, RIEN QUE LES FAITS
A l’origine du contentieux, on a une société spécialisée dans le design décoratif (et sa présidente, styliste), qui non seulement offre des conseils dans la conception d’identités visuelles et de stylisme d’intérieur, mais crée également des produits décoratifs uniques.
En l'occurrence, ce sont des motifs de carreaux de ciment qui sont concernés, la présidente de la société demanderesse ayant procédé en février 2014 au dépôt auprès de l'INPI d'une demande d'enregistrement d'un dessin et modèle pour l'un d'entre eux, associant des motifs de cercles et d'écailles, à fort contraste, l'usage d'une double bordure et un enchâssement particulier permettant une variété de figures en fonction du sens de pose des carreaux :
Le modèle a été enregistré en octobre 2014, la présidente et auteure du motif ayant ensuite concédé une licence exclusive d'exploitation au profit de sa société, lequel contrat n'ayant toutefois pas fait l'objet d'une inscription auprès de l'INPI.
En 2017, la société a noté qu'une enseigne de chocolateries, bénéficiant de nombreuses franchises sur l'ensemble du territoire national et d'un site internet de vente en ligne), présentait dans ses vitrines un décor de support de macarons recourt d'un motif coloré qui reproduisait selon elle les caractéristiques du modèle précité.
Pas de trêve pour le confiseur : constats, mise en demeure, assignation, le voilà engagé dans une action en contrefaçon devant le Tribunal de Paris (encore TGI à l'époque). Pas d'originalité ni de caractère propre du motif en cause selon la juridiction de premier degré, exit donc la demande indemnitaire de l'auteure et de sa société.
Elles interjettent appel. Et voici donc que la Cour d'appel de Paris se voit contrainte de statuer sur la question de la protection du motif des carreaux de ciment en cause.
La Cour d'appel de Paris infirme ici le jugement rendu, retient qu'il y a bien lieu de considérer que le motif en cause était protégé à la fois par le droit d'auteur et à la fois par le droit des dessins et modèles.
Les demandes de condamnation des demanderesses sont toutefois écartées, car la Cour juge qu'il n'y avait pas contrefaçon des droits, que ce soit sur le fondement du droit d'auteur ou sur celui du droit des dessins et modèles.
CE QU'ON PEUT TIRER DE LA DECISION
Quelques point de procédure
En premier lieu, l'arrêt propose un bref rappel des règles applicable en matière de droit d'agir en contrefaçon du licencié des droits d'exploitation d'un dessin et modèle dont le contrat de licence n'aurait pas été inscrit auprès de l'INPI.
Ici, il est admis que la société demanderesse, licenciée exclusive de l'auteure titulaire des droits sur le D&M, était recevable à agir et demander des dommages et intérêts, quand bien même le contrat de licence n'aurait pas été inscrit, dès lors qu'elle agissait aux côtés de la titulaire également partie à l'instance. Il importe peu que celle-ci n'ait pas formulé de demande au titre de la contrefaçon des droits de D&M (seulement au titre de l'atteinte à son droit moral d'auteur).
A défaut d'inscription du contrat de licence à l'INPI, seule compte la présence à l'instance du titulaire des droits, peu importe qu'il formule des demandes pour son compte ou non. A défaut d'inscription du contrat, il faut donc veiller à agir de concert avec le titulaire. Il devient à ce titre intéressant pour la société exploitant les droits sur un dessin ou modèle de veiller à faire procéder à l'inscription du contrat de licence dont elle bénéficie, pour parer à toute éventuelle difficulté procédurale ultérieure.
Autre rappel de la décision en cause : les étapes classiques d'une procédure en contrefaçon. Ici, avant d'adresser les premières mises en demeure au chocolatier, les demanderesses ont d'abord fait procéder à des constats de la présentation des supports en cause dans les vitrines parisiennes du chocolatier défendeur, ainsi que sur son site internet.
Ce n'est ensuite qu'après l'envoi, sans effet, des mises en demeure qu'il a été procédé à l'assignation, et dans ce cadre là qu'il a été fait sommation de communiquer des éléments permettant de déterminer le périmètre et l'étendue d'exploitation du visuel en cause.
En demande : documenter la preuve de l'originalité
Après que le chocolatier taxé de contrefaçon a contesté l'originalité du motif de carreau de ciment en cause, c'était classiquement aux demanderesses de rapporter la preuve de cette originalité.
L'arrêt enseigne ici qu'il peut être intéressant de documenter la preuve de cette originalité, puisque en l'espèce ce sont les déclarations et descriptifs de l'auteure, personne physique, qui sont considérées comme permettant de démontrer l'existence de "l'empreinte de la personnalité de l'auteur" (traditionnelle définition de l'originalité dans la jurisprudence, qui évoque en effet la personne physique à l'origine de la création). Descriptif que la Cour retrouve notamment dans le cadre d'une note écrite de la main de l'auteure, dans laquelle elle expose son processus créatif et explicite clairement les choix auxquels elle a procédé dans sa démarche de création (référence au thème de l'écaille, travail sur le principe du négatif et de l'art optique que l'auteure affectionne particulièrement, influences de l'auteure par le mouvement des Art Déco, des années 70 et des techniques de l'art optique, etc.)
De l'intérêt pour le créateur, personne physique, de raconter l'histoire de sa création, et de la transmettre à son conseil de façon détaillée et autonome dans le cadre d'une (toujours) regrettable procédure en contrefaçon.
En défense : multiplier les sources de contestation de l'originalité
En face, le chocolatier a tenté de déjouer la démonstration sur l'originalité en évoquant l'existence de multiples dessins antérieurs de type "écaille":
- mosaïques du XIème siècle extraites d'un ouvrage d'histoire de l'art ;
- motifs de céramiques japonaises du XIXème siècle, et motif traditionnel japonais des années 60 ;
- motif Renaissance extrait d'un ouvrage sur les ornements de 1982 ;
- carreau de ciment de 1932 ;
- céramique italienne ;
- frise de 2011 ;
- motif de tissus de fauteuil ;
- motif de papier d'emballage des Galeries Lafayette ;
- motif "écaille" de flacon de parfum GUERLAIN.
On retient ici que pour contester l'originalité d'une création, seul compte l'antériorité des sources, qui peuvent (pour ne pas dire "doivent") être aussi variées et nombreuses que possible :
- peu importe l'époque (Moyen Age, Renaissance, années 30 ou 60, ou contemporain, etc.) ;
- peu importe le lieu (France, Italie, Japon, etc.) ;
- peu importe le domaine d'exploitation (mosaïques ; céramiques ; tissus d'ameublement ; papier ; mode ; etc.).
Ce qui compte c'est que les caractéristiques soient antérieures, soient visibles et soient les mêmes (et suivant la même combinaison) que celles fondant l'originalité de l'œuvre prétendument contrefaite.
En demande : documenter la preuve de l'antériorité
En l'espèce, il était invoqué une double protection sur le motif invoqué : par le droit d'auteur (du seul fait de la création originale), et par le droit des dessins et modèles (du fait du dépôt et de l'enregistrement du D&M auprès de l'INPI).
Pour contester la contrefaçon, le chocolatier invoquait qu'il avait commencer à exploiter son support à macarons reproduisant le motif litigieux avant la publication de l'enregistrement du modèle.
Argument inopérant lorsqu'il s'agit de droit d'auteur, puisque seule compte la date de création, indépendamment de la date de publication d'un dessin ou modèle. Ici, les demanderesses sont parvenues en outre à démontrer qu'elles avaient commencé à exploiter le motif en cause en amont, en rapportant la preuve d'usage sur les réseaux sociaux dès fin 2013 ou dans la presse spécialisée "décoration" dès le début de l'année 2014.
Le créateur qui agit en contrefaçon a donc là aussi tout intérêt à conserver les preuves de publications de sa création, pour démontrer l'antériorité de la diffusion.
! ATTENTION ! pour un cumul de protection droit d'auteur/D&M, il faut que la demande d'enregistrement soit déposée moins d'un an après que le créateur ou ses ayants droits aient commencé à divulguer sa création !
L'appréciation autonome de la nouveauté et du caractère propre
S'agissant d'apprécier la validité du dessin ou modèle invoqué en parallèle des droits d'auteur dans le cadre de la procédure, la Cour réalise classiquement un examen autonome des critère de protection de ce droit (nouveauté et caractère propre) par rapport à l'originalité.
Même si l'argumentation s'appuie sur les mêmes éléments que ceux évoqués dans le cadre de l'appréciation de l'originalité et de l'existence des droits d'auteur, l'appréciation des critères de protection du D&M sont ainsi l'objet d'un argumentaire différencié et circonstancié.
A noté en particulier que s'agissant du caractère propre, il est ici classiquement jugé que "l'observateur averti" dont le ressenti est à prendre en compte est considéré comme étant le professionnel de la décoration d'intérieur d'une part, et le particulier en recherche d'élément de décoration d'autre part. Il est aussi précisé que s'agissant d'éléments de décoration haut de gamme en l'espèce (eu égard au prix de vente des carreaux de ciment par m2 et des publications presse dans lesquelles ils sont présentés) ainsi qu'à l'importante liberté de création en matière de motifs, l'observateur averti sera vigilant aux détails, avec un niveau d'attention élevé. Facilitant ainsi la caractérisation du caractère propre puisque permettant d'écarter davantage d'antériorités.
On relève enfin que pour le défendeur, il importe de procéder à une analyse fine, et non pas de se contenter d'un renvoi à un fond commun des création décoratives: il doit précéder à une comparaison du motif avec d'autres motifs antérieures, point par point.
Il s'agit ainsi d'une décision intéressante pour les créateurs du milieu du design et des arts décoratifs, en ce qu'elle rappelle tout d'abord la possibilité, dans le domaine des arts appliqués, d'une double protection par le droit d'auteur et par le droit des dessins et modèles.
Elle rappelle également les conditions de validité de chacun de ces droits, et les éléments de preuve qu'il peut être intéressant de conserver en amont pour le titulaire des droits, et ceux à communiquer pour contester la validité des droits pour le présumé contrefacteur.
On relèvera enfin qu'avoir des droits ne signifie pas nécessairement avoir gain de cause: en l'espèce, si la protection du motif de carreau de ciment est bien reconnue par la Cour d'appel, celle ci déboute malgré tout les demanderesses de leurs demandes, considérant justement que les caractéristiques particulières permettant de démontrer l'originalité, la nouveauté et le caractère propre du modèle n'avaient pas été reprises. Difficulté de l'action en contrefaçon dans un domaine où l'état de l'art est saturé : pour avoir une protection reconnue, il faut démontrer l'existence des différences, parfois de détail, qui existent avec les antériorités nombreuses. Mais il faut alors aussi précisément que ces détails soient repris, pour éviter qu'il puisse sinon y avoir seulement des ressemblances liées à un fond d'inspiration commun.
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